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Ces Roumains qui font (peur à) la Suisse

Les débats au sujet des migrations roumaines en Suisse ont pris de l’ampleur pendant les deux dernières années – notamment suite à l’adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne le 1er janvier 2007 et au sujet des effets présumés négatifs de l’ouverture du marché suisse à ses ressortissants. A l’heure des votations au sujet de la reconduction de l’Accord de libre circulation Suisse – UE et son extension à la Roumanie et la Bulgarie, le spectre de la crise économique mondiale amplifie les inquiétudes des helvètes. Sur ce fond,les esprits s’enflamment, les avis divergent, les dérapages se multiplient.

Les enjeux de ces votations sont énormes, car un non annulerait tous les accords négociés longuement avec l’Union Européenne et la Suisse se retrouverait privée de l’accès aux marchés européens. Or cet accès constitue une soupape incontournable en temps de crise. Cependant, il semble que les défenseurs du non laissent volontairement dans l’ombre cette réalité incontestable, pour miser sur la peur et l’hostilité face à l’extension de la libre circulation aux deux nouveaux pays membres de l’UE. On crie surtout la déferlante roumaine; la figure du Roumain, en tant que potentiel envahisseur vorace de la Suisse, devient objet d’un amalgame sans précédent.

Qui sont cependant ces Roumains qui font peur à la Suisse ? Alors que l’accord réglementerait uniquement la migration légale des travailleurs roumains, on véhicule l’image des voleurs et des mendiants roms qui envahiraient les rues des grandes villes suisses; et ceci d’une manière que plus d’un considèrent comme inacceptable pour une société ouverte sur la démocratie et la tolérance. Dans la foulée d’arguments émotionnels et de peurs irrationnelles ressortent des préjugés et des stéréotypes réducteurs qui anéantissent la rationalité des arguments clairs et objectifs.

Il mériterait pourtant de s’intéresser déjà aux Roumains qui font aujourd’hui (partie de) la Suisse, pour essayer de comprendre de qui a-t-on peur. La présence des migrants roumains, restée plutôt inaperçue jusqu’à l’heure des récents débats, est le résultat de plusieurs vagues migratoires. Dans les années cinquante et soixante, un nombre important de représentants de partis politiques et d’intellectuels roumains ont fui le pouvoir communiste, trouvant en Suisse une terre d’exil accueillante. Ces réfugiés politiques ont constitué un premier « noyau » roumain en terre helvétique. On y retrouve des personnalités politiques remarquables (dont la plus célèbre reste le roi Michel de Roumanie,installé à Versoix), mais aussi des hommes de culture, écrivains, poètes, musiciens, etc. Quelques centaines d’intellectuels ont continué à se réfugier en Suisse dans les années septante et quatre-vingt. Après la chute du communisme en décembre 1989, les migrations roumaines ont connu une grande diversification: des migrations permanentes notamment des jeunes professionnels hautement qualifiés, vers les Etats-Unis, le Canada et l’Australie; des migrations pour études ; des migrations pendulaires en Europe, qui se sont tissées sur la trame des réseaux migratoires pionniers, mais aussi en fonction des politiques migratoires peu favorables aux Roumains jusqu’en 2002, respectivement 2007. Ce qui apparaît comme remarquable, c’est que les Roumains ont réussi à intégrer l’Europe par le bas, bien avant que les gouvernements occidentaux reconnaissent leurs droits à se déplacer librement, en tant que touristes d’abord, et travailleurs plus récemment. En Suisse, cette nouvelle vague comporte plusieurs types de migrants: des spécialistes hautement qualifiés (en R&D, télécommunications, électronique, microtechnique, programmation, médecine, etc.), des étudiants (principalement de 2ème et 3ème cycle), mais aussi des migrants saisonniers (travailleurs agricoles, domestiques, danseuses, etc.) et irréguliers. Le Rapport «Statistique des étrangers et de l’asile» de l’Office fédéral des migrations révèlent la présence en Suisse, en décembre 2007, d’environ 4'000 Roumains, soit le double des effectifs de 1986. Soyons clairs, ils représentent seulement 0.25% de la population étrangère résidente permanente en Suisse. Environ 65% de ces migrants sont en possession d’un permis de séjour (B), tandis qu’un quart détiennent un permis d’établissement (C). Le nombre d’établis a par ailleurs diminué régulièrement de 1'510 en 1986 à 789 en 2000, pour ré-augmenter à 989 en 2005. On note aussi environ 3'000 naturalisations de ressortissants roumains depuis 1993.

Qu’est-ce que nous disent ces chiffres ? Si on ajoute que seulement un tiers du contingent provisoire alloué aux Roumains en 2008 a été utilisé, il en résulte une faible attractivité de la Suisse pour ces Roumains qu’on craint tant. En plus, en regardant de plus près le profil des personnes qui s’y trouvent, et notamment celles en possession d’un permis de séjour delongue durée (une année et plus) il s’agit majoritairement d’individus avec des formations de pointe, qui travaillent dans la recherche, le développement, les télécommunications, la santé, l’éducation, qui parlent parfaitement les langues du pays. Des catégories que la Suisse désire fortement et dont son économie a indispensablement besoin. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles on n’a pas entendu parler des Roumains jusqu’à maintenant ? Car ces Roumains « font » la Suisse, en contribuant à sa prospérité tout comme les autres ressortissants allemands, français, italiens, etc.

De qui a-t-on peur alors ? Ceux qui tirent la sonnette d’alarme quant à un inévitable afflux de migrants roumains dans les années à venir, fuyant la pauvreté de leur pays, ont-ils des raisons objectives pour le faire ? Pourquoi craint-on que le futur migrant roumain en Suisse ait un autre profil – voleur, chômeur, mendiant – alors que la libre circulation suppose l’existence d’un emploi à occuper et d’un employeur disposé à engager un travailleur roumain ? Et qu’en plus, la vraie libéralisation n’est prévue qu’en 2019 ? On connaît l’ampleur prise par certains débats suscités par des faits divers ponctuels de criminalité ou mendicité, à l’origine desquels se trouvent des ressortissants roumains, le plus souvent d’ethnie rom. Qu’en est-il cependant de la masse des migrants roumains en Europe, plutôt invisible et silencieuse ?

On évoque de plus en plus souvent l’exemple de l’Italie et de l’Espagne, devenues les premières destinations des travailleurs roumains en Europe. En 2008, leur nombre avoisinait un million en Italie et plus d’un demi-million en Espagne. Cette présence nombreuse a retenu l’attention des sociologues, et les études s’y intéressant se sont multipliées ces dernières années. Il est à noter tout d’abord que ces migrations se sont développées grâce à l’existence des réseaux migratoires très denses reposant, entre autres, sur des liens complexes entre les employeurs autochtones et les anciens migrants arrivés dans les années ’90, le plus souvent en situation irrégulière. Par ailleurs, l’entrée de la Roumanie dans l’UE au 1er janvier 2007 a entraîné la régularisation du statut de quelques dizaines de milliers de travailleurs roumains présents sur les marchés informels italien et espagnol. Ensuite, si un nombre si grand de Roumains se trouvent aujourd’hui dans ces pays, c’est parce il a existé une forte demande d’une main d’oeuvre peu qualifiée, notammentdans les secteurs de l’agriculture, du bâtiment et celui du travail domestique. Les Roumains ont investi ces niches, même si une bonne partie des migrants possèdent des qualifications acquises en Roumanie qui restent largement sous-utilisées. La proximité culturelle des Roumains avec les deux autres peuples latins et la facilité d’apprendre la langue du pays a contribué sans doute à la création de contacts avec la population autochtone et à l’intégration sur le marché du travail. Enfin, très souvent ces migrations sont temporaires, prenant la forme des va-et-vient successifs entre les pays d’accueil et celui d’origine. Une grande partie des migrants roumains travaillant en Espagne et Italie rentrent régulièrement en Roumanie. Nombreux villages en bénéficient, car les transferts monétaires des migrants financent le développement local. Riches de leur expérience à l’étranger, certains de ces migrants ont commencé à rentrer et créer leurs propres entreprises. Ce mouvement va sans doute s’amplifier dans les années à venir, car l’économie roumaine est en plein essor; pour preuve, dans les conditions d’une récession avérée partout en Europe occidentale, la Roumanie connaîtra une croissance économique de 2.5% en 2009. Si le salaire moyen reste encore parmi les plus bas en Europe, dans certains secteurs (financier, informatique, immobilier, ...) les revenus sont comparables avec ceux gagnés dans les pays riches de l’UE.

A moyen et long terme, la Roumanie offrira plus d’opportunités à ses ressortissants que la Suisse ou les autres pays de l’Europe Occidentale. A court terme, elle constitue sans doute un marché très intéressant pour les investisseurs suisses. Pourquoi donc avoir peur ?


Mihaela Nedelcu

sociologue

Université de Neuchâtel

 

Article paru dans Le Courrier, Vendredi 30 janvier 2009, page 4